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Vie quotidienne

L’intégrité de l’information à l’ère de l’IA : un défi SOCIÉTAL

Dans l’académie de Bordeaux, des ressources pédagogiques adaptées aux 6-11 ans ont été mises à disposition des professeurs pour initier très tôt les élèves aux usages numériques et développer leur esprit critique © Valeri - stock.adobe.com

Un clic suffit désormais pour fabriquer une image fausse, une vidéo trompeuse ou un texte mensonger. Dans ce nouvel écosystème marqué par l’IA, l’éducation aux médias apparaît plus que jamais comme un repère essentiel pour préserver la confiance.

L’information, socle fragile des démocraties modernes, traverse une crise mondiale sans précédent. Dans un écosystème saturé de contenus instantanés, l’avènement de l’intelligence artificielle générative brouille les frontières entre le vrai et le faux. Deepfakes, textes crédibles mais mensongers, images impossibles à distinguer du réel : la désinformation n’est plus un accident, mais une stratégie globale, amplifiée par la puissance des technologies.

Un pilier sociétal encore fragmenté

Face à cette tempête, l’Éducation aux Médias et à l’Information (EMI) apparaît comme l’un des rares remparts viables. Elle donne aux citoyens les outils pour analyser, vérifier, comparer et produire l’information de façon responsable. Plus qu’une compétence individuelle, elle est désormais perçue comme un pilier sociétal : sans esprit critique, il n’y a ni cohésion sociale ni confiance collective.

Pourtant, cette EMI reste fragmentée. Les initiatives existent, souvent pertinentes et efficaces, cependant, elles ciblent surtout les élèves et la jeunesse. Les adultes quant à eux, sont trop souvent laissés seuls face aux vagues de désinformation. De nombreux territoires sont encore laissés de côté et n’ont pas accès aux formations, aux ressources ou à l’accompagnement nécessaire.

L’IA literacy : une nouvelle compétence de base

Au-delà de la sensibilisation aux menaces numériques plus classiques - phishing, bots, faux sites d’actualités, sites complotistes, cyberharcèlement, usurpation d’identité, etc. -, une nouvelle compétence s’impose : l’éducation à l’IA, ou AI literacy. Elle ne se limite pas à comprendre les capacités de l’Intelligence Artificielle générative. Elle englobe aussi la connaissance des algorithmes qui filtrent nos recherches, hiérarchisent nos fils d’actualité et influencent nos choix en ligne. Comprendre comment fonctionnent ces systèmes, quels biais ils véhiculent et comment ils influencent nos perceptions devient aussi fondamental que lire, écrire ou compter.

Sans cette alphabétisation numérique, la société risque de se diviser entre une minorité capable de décoder les technologies et une majorité condamnée à la consommation passive. Cette fracture cognitive menace directement l’égalité sociétale et favorise la manipulation. Hannah Arendt soulignait déjà cette idée dans son analyse des systèmes totalitaristes dans les années 1970. Lorsque les citoyens sont exposés à un flot constant de mensonges, l’enjeu n’est pas seulement qu’ils croient à ces mensonges, mais également qu’ils perdent toute confiance dans l’idée même de vérité. Or, une société qui ne croit plus en rien peut être manipulée à volonté.

Une responsabilité partagée

Il serait naïf de croire qu’un seul acteur puisse relever le défi. C’est toute la société qui doit s’organiser. Les plus grandes instances mondiales et les gouvernements mettent en place des stratégies liées à l’EMI afin de préparer les populations au mieux alors que les technologies qui permettent cette désinformation évoluent chaque jour un peu plus. L’UNESCO, l’ONU, le World Economic Forum ou encore le CLEMI en France : de nouvelles extensions, services ou organes gouvernementaux poussent de tous les côtés pour prendre le problème à bras le corps. Une réponse coordonnée se met en place : l’école pour former les générations futures ; la presse pour incarner la fiabilité et la rigueur ; les parents pour inculquer les premières pratiques numériques aux enfants ; les plateformes digitales, dont les choix de conception et d’algorithme orientent massivement la circulation de l’information ; les décideurs politiques fixent les règles du jeu et les garde-fous ; les collectivités et associations sensibilisent une population plus âgée.

Cette approche écosystémique, où chacun prend sa part, est la seule voie crédible pour restaurer la confiance collective et faire rempart contre la massification de la désinformation.

L’EMI en France : entre stratégies nationales et initiatives locales

En France, l’éducation aux médias et à l’information est pilotée par le CLEMI (Centre pour l’Éducation aux Médias et à l’Information), qui organise chaque année la Semaine de la presse et des médias dans l’école et propose aux enseignants des outils pour travailler sur la vérification des sources, les infox et la fabrique de l’information. Dans l’académie de Bordeaux, par exemple, des ressources pédagogiques adaptées aux 6-11 ans ont été mises à disposition des professeurs pour initier très tôt les élèves aux usages numériques et développer leur esprit critique.

L’EMI se traduit aussi par des initiatives locales innovantes. En Vallée d’Ossau, un projet expérimental a vu collégiens et séniors s’associer pour créer un « Journal des fake news ». Ce support mêlant articles vrais et inventés avait pour objectif d’exposer au grand jour les mécanismes internes de la désinformation. Encadrés par leurs professeurs et des médiateurs numériques, les participants ont appris à construire puis déconstruire des infox, à vérifier les sources et à mesurer l’impact d’une publication. En 2023, 36 articles ont ainsi été produits, diffusés sur un site web dédié. Cette démarche, soutenue par La Fibre 64, le CLEMI et l’Agence Nationale de la Cohésion des Territoires (ANCT), est désormais appelée à essaimer dans d’autres communes du Pays Basque et du Béarn.

La presse comme repère à réinventer

Dans ce chaos, la presse traditionnelle, et particulièrement le format papier, conserve une valeur symbolique forte. Palpable, irréversible, elle incarne encore la permanence et la fiabilité. Chaque numéro publié témoigne d’un travail collectif soumis à une responsabilité juridique et éthique. Néanmoins, ce rôle de repère ne suffit plus. La presse est appelée à se réinventer : renforcer sa transparence, multiplier les passerelles avec les écoles et les citoyens, expliciter ses méthodes de vérification. Elle doit rappeler qu’au milieu des flux automatisés, le temps long de l’enquête et la contextualisation humaine demeurent irremplaçables. À l’heure du tout gratuit, où le vraisemblable l’emporte sur la vérité, où la masse d’information grossit pour séduire les algorithmes, un réel travail de valorisation de l’information - vraie, utile et pertinente - reste à faire.

Un enjeu social majeur

Le combat pour l’intégrité de l’information n’est pas seulement technologique, il est social. Les fractures dans l’accès à l’EMI reproduisent et amplifient les inégalités existantes. Ceux qui n’ont ni formation, ni repères fiables, deviennent les cibles privilégiées de la désinformation et la situation géographique joue beaucoup dans la balance. Il est aujourd’hui question de « déserts d’EMI », ces lieux - souvent ruraux - où les populations n’ont pas accès aux formations et outils adéquats.

Un autre facteur ajoute une dimension d’usage au problème. D’un côté, les jeunes générations qui semblent être nées avec un téléphone dans la main se retrouvent aussi perdues que leurs aînées. Elles sont les premières à avoir intégré l’utilisation de l’IA et des réseaux sociaux dans leur quotidien et se tournent désormais vers ces outils pour toutes demandes. Ainsi, Claude, Gemini, chatGPT, TikTok, Instagram et leurs homologues caméléons s’improvisent navigateurs de recherche, comparateurs de prix, conseillers de vente, banquiers, spécialistes en gestion de patrimoine, journaux d’information et presse spécialisés, GPS ou calculateurs d’itinéraires, coach en nutrition, etc.

De leur côté, si les profils plus âgés sont plus méfiants quant à cette utilisation systématique, ils se retrouvent pris au piège de contenus sensationnalistes ou trompeurs qui confortent leurs croyances. Dans les deux cas, l’IA amplifie des fragilités existantes : la passivité informationnelle des uns et le biais de confirmation des autres.

Les humains, derniers garants de l’esprit critique

Au-delà des outils et des dispositifs, c’est encore sur l’humain qui doit être remis au cœur des choses. Journalistes, enseignants, parents ou simples citoyens : tous incarnent cette capacité irremplaçable à douter, à contextualiser, à transmettre. Car si les IA génératives et les algorithmes savent analyser des masses de données en un instant, ils ne possèdent ni créativité véritable, ni indépendance, ni empathie, ni curiosité ou conscience. Autant de qualités humaines qui restent le socle de l’esprit critique.

Apprendre à douter

L’ère numérique, et plus encore l’ère de l’IA, ne condamne pas nos sociétés au mensonge permanent. Néanmoins, elle nous impose une responsabilité collective : apprendre à douter intelligemment et à questionner. Cela passe par l’EMI, par une presse réinventée, par des enseignants et des citoyens outillés. Sans vigilance, nos sociétés risquent de se dissoudre dans un océan d’illusions générées par machine. Ce même phénomène touche déjà internet et les réseaux sociaux : la part de contenus automatisés y croît si vite que certains experts redoutent un web saturé d’IA, où la voix humaine deviendrait marginale voire inexistante.

« L’EMI en pratique »
Quelques ressources gratuites pour se former à l’Éducation aux Médias et à l’Information ou mieux comprendre ses enjeux :
- Centre pour l’Éducation aux Médias et à l’Informationwww.clemi.fr : Ressources pédagogiques, fiches pratiques, exercices.
- UNESCO https://www.unesco.org : portail sur l’EMI avec modules de formation gratuits.
- Plateforme France Télévisions - Lumni www.lumni.fr : contenus fiables pour les jeunes (3–20 ans).
- AFP Factuel www.factuel.afp.com : vérification gratuite de rumeurs et infox.
- Bibliothèque Publique d’information Centre Pompidou www.bpi.fr : accès à de nombreux « Guides pratiques EMI ».
Pour la Semaine mondiale de l’éducation aux médias et à l’information, l’UNESCO organise un événement du 24-31 octobre 2025 à Carthagène en Colombie.